Références – Politique

Archives d’articles internationaux d’intérêt sur Haïti

Une perception commune des étrangers sur la société haïtienne

 

Agnès Gruda

La Presse (30/01/2010)

L’Etat haïtien est trop faible pour gérer seul la reconstruction du pays, estime Paul Collier, ancien conseiller du secrétaire général des Nations unies pour Haïti. Cet économiste, qui a signé l’année dernière un rapport majeur sur Haïti, estime que la catastrophe de la semaine dernière peut être l’occasion d’un nouveau départ mais à quelques conditions. Il s’agit notamment de mettre en place une sorte de gouvernement co-géré avec les pays donateurs et les organisations internationales, chargé de prendre les décisions cruciales pour les deux ou trois prochaines années.

Patrick Lagacé

La Presse (30/01/2010)

J’en ai assez des charades d’Haïti. Tout le monde fait des conneries dans ce pays: l’État, les politiciens, les Haïtiens, les journalistes – ceux d’ici et d’ailleurs -, les proverbiaux travailleurs humanitaires internationaux. Cela commence par la première personne avec laquelle vous êtes en contact. Tout le monde fait semblant. Je prétends que le désordre haïtien n’a rien à voir avec son peuple. En montrant les faiblesses de l’État, j’exonère le peuple haïtien. La communauté internationale prétend que l’État haïtien existe. J’ai entendu 10 fois plus d’Haïtiens critiquer non pas leur état pathétique, mais l’ONU, les USA, la France… 

 Voir les détails ci-dessous.

L’opportunité d’un nouveau départ pour Haïti?

Agnès Gruda
La Presse (25/01/2010)

Plusieurs scénarios sont à l’étude pour piloter la reconstruction de Port-au-Prince.

L’État haïtien est trop faible pour gérer seul la reconstruction du pays, affirme Paul Collier, ancien conseiller du secrétaire général de l’ONU sur Haïti. Cet économiste, qui a signé l’an dernier un important rapport sur Haïti, croit que la catastrophe de la semaine dernière peut constituer l’occasion d’un nouveau départ. Mais à quelques conditions. Parmi celles-ci: instaurer une sorte de gouvernement cogéré avec les pays donateurs et les organisations internationales, pour prendre les décisions cruciales des deux ou trois prochaines années.

Attention: il ne s’agit pas de placer Haïti sous tutelle internationale, prévient le spécialiste, que La Presse a joint à Londres hier. «On doit éviter ces grands mots explosifs. Ce qu’il faut, c’est une structure politique où les principaux acteurs internationaux auront l’autorité d’agir sur le terrain, en collaboration avec le gouvernement haïtien.»

Soif de Port-au-Prince

Il y a un an, Paul Collier a présenté son rapport sur Haïti au secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-moon. Le point central de ce rapport, c’est que, malgré le mauvais sort qui s’acharne contre lui, ce pays n’est pas condamné à l’indigence. Et que, avec des actions concrètes et génératrices d’emplois, Haïti peut devenir un pays au moins aussi fonctionnel que la République dominicaine voisine.

 

Le gouvernement haïtien s’est inspiré de son rapport pour produire un plan d’action approuvé par ses partenaires internationaux. C’est vrai qu’il n’y a pas eu de suite, mais ce plan existe, et on peut s’appuyer dessus pour reconstruire le pays, affirme Paul Collier.

Agir rapidement

Après les quatre ouragans d’il y a deux ans, il avait fallu sept mois avant de s’entendre sur un plan de reconstruction pour Haïti. «Et après sept mois, l’énergie de la communauté internationale n’y était plus», rappelle Paul Collier. Il craint, cette fois encore, l’essoufflement des efforts d’aide. «Dans trois mois, l’attention du monde sera fixée ailleurs. Si nous n’agissons pas immédiatement, je peux garantir que nous n’agirons pas du tout…»

 

L’auteur de The Bottom Billion («Le milliard le plus pauvre») juge que le danger qui guette encore aujourd’hui les donateurs les mieux intentionnés, c’est de tirer chacun de son côté, sans coordination. «C’est ce qui se produit depuis 40 ans», déplore-t-il. À une semaine de la conférence sur la reconstruction qui aura lieu à Montréal, Paul Collier recommande donc de tirer les leçons du passé. Et de mettre sur pied une structure de décision commune qui comprendrait le Canada, les États-Unis et la Commission européenne, pour aider Haïti à se remettre sur pied.

 

Mais une telle proposition ne risque-t-elle pas de réveiller les fantômes du colonialisme? «Ne lançons pas de bombes idéologiques, répond-il. Cette tragédie a fait 200 000 morts, c’est un pur cauchemar. Il ne s’agit pas de s’asseoir et de dire aux Haïtiens quoi faire, mais bien d’agir de concert avec leurs leaders politiques.»

 

Déjà, avant la catastrophe, l’État haïtien était à peine fonctionnel: «Les services de base n’étaient pas fournis par le gouvernement, mais par des ONG ou le secteur privé», souligne Paul Collier. Avec la dévastation qui les a frappés de plein fouet, les leaders haïtiens sont carrément dépassés.

Déménager la capitale?

Mais l’impact du tremblement de terre met aussi en lumière la fragilité de Port-au-Prince. Faudrait-il songer à déménager la capitale? Celle-ci est située en un endroit dangereux et, en reconstruisant le pays, il faudrait prendre soin de décentraliser les services gouvernementaux et l’activité économique en Haïti, souligne l’expert.

 

De là à carrément déménager la capitale, il y a un pas que Paul Collier hésite à franchir. Mais il souligne que l’effort de reconstruction doit être «dispersé géographiquement», ne serait-ce que pour éviter que davantage de Haïtiens n’affluent vers Port-au-Prince dans l’espoir d’y trouver une vie meilleure.

 

Comment s’assurer, enfin, que l’élan international de générosité ne débouche sur un autre cul-de-sac? Paul Collier cite trois facteurs de succès. D’abord, s’inspirer du plan déjà accepté par Haïti et la communauté internationale. Ensuite, créer un gouvernement cogéré pour quelques années. Enfin, bien suivre l’argent et éviter qu’il ne soit détourné de ses fins.

 

Si ces conditions sont respectées, croit Paul Collier, l’horrible tragédie pourrait donner l’occasion d’un nouveau départ. Car le véritable défi, ce n’est pas de reconstruire Haïti pour le ramener là où il était avant le séisme. «Le vrai défi, c’est le changement.»

 

Haïti, malade de ses charades

Patrick Lagacé
La Presse (30/01/2010)

C’est toujours ça de pris: Tapis-Rouge a la plus belle vue de tous les nouveaux bidonvilles de Port-au-Prince. Une vue à couper le souffle sur la baie de Port-au-Prince, qui forme devant vos yeux un arc turquoise. Dans la baie, au loin, 12 bateaux, au moins. Au-dessus de la baie, un hélicoptère. Un tableau saisissant. La baie, les bateaux, l’hélico. Le spectacle de l’aide internationale, le monde à la rescousse d’Haïti. Dans la pente que je descends en tentant de ne pas me casser la gueule, odeurs de poulet grillé, de merde, de déchets qu’on brûle. Quelques poules, un million d’enfants au moins, dont quelques-uns font flotter au vent des cerfs-volants faits de vieux sacs-poubelles.

Un bidonville tout neuf

Dans le ciel, à 100 mètres, au-dessus des cerfs-volants, étincelant au bout de branches attachées ensemble, le drapeau bleu et rouge d’Haïti. Il flottait au-dessus de la case de Dielva Duval, secrétaire général du CAPSE, qui tient lieu de comité de citoyens. M. Duval, avec Jean-Jacques Faubert, président du CAPSE, dirige le comité, qui «aide les gens dans tous leurs besoins». Et le drapeau? «Ça indique où est notre organisation, dit M. Duval, policier de son état. Les gens voient le drapeau, ils savent qu’ils vont trouver des informations ici.»

 

Faubert: «Haïti, notre cher pays, a été frappé. Ce drapeau montre notre identité. Il doit toujours flotter.»  Il faut savoir un truc, sur ce pays. Ses habitants l’aiment à la folie. Haïti est l’État qui mérite le moins l’amour de ses habitants. Deux cents ans plus tard, les Haïtiens sont encore galvanisés par leur histoire, par leur statut de «première république noire», obsédés par leur indépendance, arrachée aux Français en 1804. En ce bidonville, ici, à Tapis-Rouge, l’État, c’est MM. Faubert et Duval. Évidemment, en Haïti, l’État n’est rien.

 

J’en ai assez des charades d’Haïti. Tout le monde bullshite, dans ce pays. L’État, les politiciens, les Haïtiens, les journalistes – ceux d’ici et d’ailleurs -, la proverbiale communauté internationale, les travailleurs humanitaires. Ça commence avec votre chauffeur, qui, même s’il ne sait pas comment aller aux Cayes, va mentir et vous dire qu’il sait comment aller aux Cayes. Il va même vous dire que ça prend deux heures. En route, il demandera son chemin à tout le monde et arrivera quatre heures plus tard. Ça se poursuit avec cet État qui pue la grandiloquence, morpionné par des officiels qui bandent sur les titres, les uniformes et les grands discours.

 

Tandis que nous roulions vers Tapis-Rouge, René Préval, président de la République – Haïti s’est débarrassé de la France mais a adopté sa pompe -, était en entrevue à Radio-Caraïbes. Vingt-cinq minutes de n’importe quoi. Vingt-cinq minutes de vent, de slogans, de voeux pieux. De bullshit. Et, malheureusement, 25 minutes de servilité d’un intervieweur qui n’a jamais bousculé le leader d’Haïti, surtout pas quand M. Préval a expliqué son consternant silence de plusieurs jours après le 12 janvier. Une des premières questions de l’animateur: comment la tragédie l’a-t-elle interpellé dans sa foi? Fuck.

 

J’en ai assez des charades. Tout le monde fait semblant. Même moi, je fais semblant. Je fais semblant que le foutoir haïtien n’est qu’extérieur au peuple. En montrant les faiblesses de l’État, je disculpe le peuple haïtien. Or, désolé, mais les Haïtiens, collectivement, sont d’une passivité épouvantable, déprimante et délétère. Pour faire cute, comme tout le monde, je décris cette passivité comme du fatalisme.

 

La communauté internationale fait semblant que l’État haïtien existe. Un État n’existe pas quand c’est l’ONU qui en assure la sécurité par les armes. Quand c’est une puissance étrangère qui fait atterrir les avions après un tremblement de terre qui n’a PAS détruit la tour de contrôle de son aéroport. Quand ce sont les amis de Jésus qui soignent et instruisent ses citoyens. Et il y a les ONG. Pleines de bonne volonté, bien sûr. Peuplées de saints, je le dis avec une admiration sincère. De Médecins sans frontières à la Croix-Rouge: ce sont des saints qui viennent ici. 

 

Mais tout cet appui des ONG et des pays étrangers, à la fin, aide les Haïtiens… à mort. Devant les chocs entraînés par le désastre humanitaire, j’ai entendu 10 fois plus d’Haïtiens critiquer non pas leur État minable, mais l’ONU, les États-Unis, la France…  Aider à mort. Un exemple. Et je sais que je vais me faire lancer des tomates parce que c’est un cas isolé. Mais je m’en fous. Il est représentatif et emblématique. J’arrête à l’épicerie, cette semaine. Oui, les épiceries ont rouvert leurs portes, fini les barres tendres. J’ouvre la porte du véhicule, mon chauffeur me met la main sur le bras:  «Tu me rapportes une bouteille d’eau?» O.K., O.K., oui. Je mets le pied par terre, il me dit (ce n’était pas une demande) un autre truc: «Et une bière.»  Le problème, c’est que – concurrence médiatique oblige -, nos chauffeurs sont très, très, très bien payés. Pas selon les standards haïtiens. Selon NOS standards: 200$US par jour. Une bière, hein? Veux-tu que je conduise pendant que tu la bois, aussi? 

 

J’ai l’air brutal. Mais c’est une partie de la charade: de peur d’être taxé d’insensibilité ou de racisme, personne n’est jamais brutal avec Haïti. Les Haïtiens, de toute façon, ne le prendraient pas. Brutaux entre eux, ça va, de dictateurs en putschistes, ils tolèrent. Et quand un président élu leur coupe les couilles, ce sont les marines américains qui le sacrent dehors. Pas les Haïtiens. Mais si la critique vient d’un étranger, alors là, c’est le tollé, c’est le fleuve de courriels, c’est le verbiage sans fin à la radio, c’est l’accusation de visées colonialistes.

 

J’en ai assez des charades. J’ai eu le coeur suffisamment brisé par suffisamment d’enfants affamés, cette semaine. Je crois avoir décrit l’urgence avec suffisamment de compassion pour avoir le droit, ici, juste une fois, de dire que les Haïtiens participent activement à leur malheur. Par passivité, justement. Et nous? Continuer à aider Haïti exactement comme avant le 12 janvier, c’est créer une autre génération de misère, d’orphelins et de bullshit.

Assez, s’il vous plaît. Assez.

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